Le mot "phalanstère" n'évoque plus grand chose aux francophones. Pour les Hongrois, c'est souvent un souvenir de lecture, un mot qu'on a rencontré en lisant à l'école La tragédie de l'homme de Imre Madách. Revenons sur le parcours de ce mot, de la France vers la Hongrie.
Formé sur le grecPhalanx, formation militaire rectangulaire, et stereos, solide, il désigne un lieu où tous les éléments d'une vie communautaire autarcique sont rassemblés: usine, école, habitat,cour intérieure, théâtre, commerce...Cette utopie a été bricolée au 19e siècle par le « socialiste utopiste » français Charles Fourier. Elle donna lieu à quelques réalisations, en France et aux Etats-Unis qui échouèrent à peu près toutes à s'inscrire dans la durée. En France, pourtant, le Familistère de Guise (ville située dans l'Aisne, en Picardie!) financé par l'entrepreneur Godin, fonctionna à l'identique jusqu'en...1968. A cette date, l'association se transforme en société anonyme à responsabilité limitée (SARL). Le Familistère de Guise est l'un des seuls phalanstères à avoir duré.
Dans La Tragédie de l'homme, le douzième tableau (http://mek.niif.hu/00900/00921/html/madach12.htm) se déroule dans un Phalanstère. Adam et Lucifer y sont confrontés au Savant qui leur explique la perfection techno-scientifique du nouveau monde organisée en réseau de phalanstères. On y trouve ce dialogue savoureux entre Adam et le Savant, critique par anticipation des biotechnologies:
« ADAM
Le lion… Et voici le tigre, voici l’agile chevreuil. Quels sont donc les animaux qui vivent encore en ce monde?
LE SAVANT
Drôle de question! N’en est-il donc pas de même chez vous? Les animaux qui vivent, ce sont les animaux utiles, ceux que la science n’a pu jusqu’à présent remplacer: le porc et le mouton, mais non plus aussi défectueux que les créa la nature, cette bousilleuse. Le porc est de la graisse vivante, le mouton une masse de viande et de laine, et ils sont l’un et l’autre à notre service, tout comme nos cornues. "
Cette critique sévère d'un monde scientiste dominé par l'égalitarisme mathématique nous montre un Michel-Ange obligé de fabriquer des barreaux de chaise et rêvant à un boulot plus créatif (faire au moins un dossier de chaise). Je ne sais pas si Imre Madách était très documenté sur Fourier et les utopistes français, mais sa critique touche au plus juste en en dévoilant l'aspect scientiste. Car Madách fait du Phalanstère un symbole de l'arrogance scientifique qui va jusqu'à vouloir corriger l'oeuvre de la Nature, cette « bousilleuse »
http://www.youtube.com/watch?v=mN_R9zIpz2A
Il est bien sûr des aspects louables et intéressants dans la pensée de Fourier, parmi lesquels la critique de l'organisation du travail. On en peut pas nier un réel intérêt pour la condition ouvrière. Mais ce souci se traduit par une organisation rationalisante calquée sur le modèle de l'astronomie. Ainsi la théorie de l'attraction passionnée se veut un prolongement de la théorie de la gravitation de Newton dans le domaine passionnel. Elle aboutit à des calculs d'une précision caricaturale et prétentieuse:
« Fourier classe hommes et femmes en 810 catégories. Ces catégories correspondent à autant de passions, sous-passions, sous-sous-passions, etc. différentes. Sur cette base de 1620 caractères qu'il appelle une phalange, il jette l’organisation des phalanstères composés, comme il se doit, d’autant de personnes. » Source: wikipedia
Pour Guy Debord, critique hégélo-marxiste de la Société du spectacle, ce socialime utopiste est basé sur une critique de la société qui refuse l'histoire, en lui préférant le modèle figé de la science astronomique:
« Les courants utopiques du socialisme, quoique fondés eux-mêmes historiquement dans la critique de l’organisation sociale existante, peuvent être justement qualifiés d’utopiques dans la mesure où ils refusent l’histoire — c’est-à-dire la lutte réelle en cours, aussi bien que le mouvement du temps au-delà de la perfection immuable de leur image de société heureuse —, mais non parce qu’ils refuseraient la science. Les penseurs utopistes sont au contraire entièrement dominés par la pensée scientifique, telle qu’elle s’était imposée dans les siècles précédents. Ils recherchent le parachèvement de ce système rationnel général : ils ne se considèrent aucunement comme des prophètes désarmés, car ils croient au pouvoir social de la démonstration scientifique et même, dans le cas du saint-simonisme, à la prise du pouvoir par la science. »
Guy Debord, La société du spectacle, Thèse 83
La vision critique proposée par Madách, et d'autres après lui, est encore actuelle à l'ère du web 2.0. En allant voir du côté des réseaux sociaux ou des sites de rencontre, citons Facebook et Meetic, on retrouve la vieille prétention scientiste à organiser les rencontres par le biais de critères prédéfinis. L'un des derniers avatars de ces supermarchés sentimentaux nous propose même une intelligence artificielle qui calcule d'après les critères donnés notre profil psychologique et donc les personnes que nous devrions rencontrer. Un phalanstère numérique, en quelque sorte.
Alexis Courtial